Chers ami(e)s,
Ne tournons pas autour du pot : la crise de l’euro est une crise politique, et non pas économique. En effet, on ne peut pas comprendre comment l’Europe ait pu être si durement frappée par la crise financière déclenchée aux Etats-Unis, au point de devenir le continent qui en sort avec le plus de difficulté, si on ne considère pas la faiblesse politique de la construction-même de l’euro.
Il y a un défaut d’origine, c'est-à-dire l’illusion qu’un marché et une monnaie unique puissent tenir sans une forte autorité politique. L’idée, en d’autres termes, qu’elle puisse être remplacée, d’une part par l’action de la Banque centrale européenne - essentiellement engagée à assurer la stabilité monétaire et la lutte contre l’inflation -, et, d’autre part, par ce qui a été nommée « l’utopie du gouvernement des règles », autrement dit par une série d’obligations rigides (le 3% du rapport déficit public/PIB, le 60% du stock de la dette publique et ainsi de suite).
Tout cela s’est avéré complètement illusoire. On a vu à quel point, dans des situations de crise, la rigidité de telles obligations et le manque de flexibilité par rapport à la possibilité d’adopter des stratégies anticycliques - en somme, l’absence de la politique - se sont montrés funestes.
L’Europe a affronté la crise en partant d’une analyse tout à fait incorrecte. C’est-à-dire, par l’idée que la responsabilité principale de la crise fut liée à la dette publique des pays membres de l’Union et, notamment, des pays les moins vertueux de l’Europe périphérique.
Or, je veux être clair: nous sommes tout à fait favorables à la responsabilité fiscale. En Italie, le centre-gauche a mené, à partir de la moitié des années quatre-vingt dix, une politique qui a abouti à la réduction du stock de la dette publique de 121 à 103% du PIB, à une baisse des dépenses publiques jusqu’à 46,1% du PIB. Aussi, avec Tommaso Padoa-Schioppa ministre de l’Economie, le spread, l’écart entre titres allemands et italiens a atteint un niveau de 32 points en 2007. En Italie, le parti de la dépense facile n’était pas le nôtre, mais celui de Berlusconi.
Ceci dit, il est profondément incorrect de focaliser l’analyse sur la dette des pays périphériques, car le vrai problème est que toute la zone euro est traversée par des déséquilibres macroéconomiques qui sont complémentaires entre eux.
Dans le passé, la compétitivité allemande était compensée par la flexibilité des valeurs des monnaies, tandis que le régime de la monnaie unique permettait un énorme cumul de surplus, notamment en Allemagne : soit par une hausse des exportations allemandes dans la zone euro, soit en raison du différentiel de taux d’intérêts, qui permettaient aux banques de l’Europe du Nord de récolter de l’argent à des taux très bas pour le prêter à des taux très élevés aux Pays de la Méditerranée … quitte à utiliser, une fois la crise explosée, des ressources publiques pour ne sauver pas tant la Grèce que ses propres banques !
Le problème n’est donc pas de corriger avec un esprit calviniste les « gaspilleurs » du Sud, mais plutôt d’affronter les déséquilibres qui rendent fragile et ingouvernable la zone euro dans son ensemble. Ceci sans ignorer la responsabilité fiscale et les réformes indispensables - qui, en ce qui concerne l’Italie, ont été entreprises et se poursuivent.
Mais il n’y a pas que ça, comme en témoignent les événements qui secouent l’Europe. En effet, une politique bornée à l’austérité budgétaire fait plonger une grande partie du continent dans la récession, et la chute du PIB empêche, à son tour, un redressement des comptes publics. Il devient évident qu’une politique ainsi conçue engendre à la fois un énorme et insoutenable malaise social, un chômage croissant et l’appauvrissement de la population, au point de remettre en question la tenue même de nos systèmes politiques démocratiques. Une telle politique bornée à l’austérité budgétaire finit aussi par nuire à l’ainsi-dite « Europe vertueuse »-même, car la chute de la demande interne de l’Union freine désormais aussi la croissance allemande. C’est tout sauf un hasard si en Allemagne, on commence à douter de l’efficacité de cette stratégie.
C’est pourquoi il faut un tournant, profond, qui agisse sur deux fronts, politique et institutionnel, un tournant qui aille dans le sens de la création de nouveaux instruments de gouvernance, un tournant qui permette d’agir avec rapidité et flexibilité, restituant ainsi à la politique la responsabilité de prendre des décisions hors de tout dogme.
Ce positionnement est fondamental, c’est l’ambition des progressistes, c’est l’action du gouvernement français, une action présentement isolée faute de majorité au Conseil mais une action déterminée qui j’en suis convaincu ne tardera pas à être reconnue et produire ses effets sur les populations européennes qui sont dans la souffrance.
Mon opinion personnelle est que la réponse la plus efficace que l’on a eu jusqu’à présent est venue plus de l’activisme de la Banque centrale européenne que de la capacité d’action des institutions politiques de l’Union.
Notamment, la BCE a :
1. Injecté de la liquidité dans le système bancaire européen ;
2. Acheté des titres d’Etat sur le marché secondaire, des titres afin de contenir les prix et réduire l’incidence des spread de taux.
3. Annoncé son engagement à l’achat direct illimité (Outright Monetary Transactions) de titres d’Etat à court terme des pays en difficulté pour contenir la pression spéculative auquelle ils sont soumis.
Le fait que la réponse la plus courageuse pour sauver l’euro soit venue par la Banque est assez frappant. Quant au reste, on avance très péniblement sur la route indiquée par le président du Conseil Herman Van Rompuy.
A mon avis, on doit être favorables à un mécanisme de résolution efficace, que l’on a appelé le SRM (Single Resolution Mechanism - mécanisme de résolution unique). A ce propos, la position de Wolfgang Schaüble, selon lequel pour y aboutir il faut une réforme des traités ne me convainc pas. A court terme, ce n’est pas réaliste. Du reste, je ne pense pas que l’Allemagne soit présentement favorable à intégrer plus de solidarité dans les Traités.
Je dois aussi vous avouer, honnêtement, que je partage la perplexité du Parlement européen par rapport à l’idée que le contenu des politiques économiques des pays membres puisse se définir sur la base de contrats bilatéraux avec la Commission. Une idée qui réside dans la logique de « faire ses devoirs », une vision de l’Union européenne assez scolaire dans laquelle les premiers de la classe doivent punir et surveiller les plus indisciplinés.
Une vision qui ne fait qu’alimenter les ressentiments nationalistes, une vision qui lacère l’Europe et affaiblit profondément l’inspiration au projet communautaire.
Le problème est de réaliser une coordination d’ensemble des politiques économiques, qui s’accompagne d’un mécanisme efficace de solidarité. Si on avait introduit à temps un mécanisme du genre du fond de rédemption de la dette qui fut proposé par des économistes allemands, on aurait réduit de manière substantielle le poids des taux d’intérêt et, donc, de la rente financière, et libéré des ressources pour la croissance et l’emploi.
C’est cela que l’on veut. Nul n’attend l’aumône, les peuples ont leur fierté. Le problème est d’avoir conscience du fait qu’il existe une interdépendance entre les différentes zones de l’Europe et que, si l’on veut être compétitifs, il nous faut non seulement des réformes dans les pays en déficit, mais aussi des politiques macro-économiques et structurelles qui augmentent la demande en Europe. Il est aussi nécessaire de mettre en place une politique commune de l’emploi et d’abandonner l’actuel système de modération salariale, ce qui aura un impact partout en Europe, pour commençant en Allemagne.
De plus, il paraît tout à fait irraisonnable que l’on se conforme tous au modèle industriel allemand, orienté sur les exportations. Si tout le monde, de l’Inde à la Chine, de l’Indonésie à l’Europe, mise sur un modèle similaire alors j’ai l’impression que l’on devra aller exporter sur la Lune, si l’on veut maintenir un taux de croissance raisonnable et un équilibre économique durable.
En bref, le mainstream doit être remis en question sur deux points principaux :
1. Les contraintes peuvent être positives, mais seulement si elles s’accompagnent de solidarité (création d’emplois, croissance équitable, inclusion sociale) et d’investissements (dans l’innovation et les infrastructures);
2. Mise en place d’une politique macroéconomique commune, qui reconnaisse l’interdépendance mutuelle et qui n’agisse pas que du côté de l’offre. Sans un rebondissement de la demande moyennant un pacte social européen, des politiques actives pour l’emploi (pour les jeunes, pour les femmes) et une lutte contre les inégalités économiques et sociales, il n’y aura aucune relance économique ni un redressement des comptes publics.
Je ne dis pas que l’on doit renoncer à la responsabilité fiscale, et notamment à l’effort de réduction des dépenses publiques improductives et courantes. Mais l’idée selon laquelle la relance viendra du binôme austérité-limitation salariale et réduction des droits des travailleurs - car, admettons-le, c’est ça le vrai sens des soi-disantes « réformes structurelles » quand ce sont les néolibéraux qui en parlent - est une idée incorrecte, qui n’a pas marché et qui continue à ne pas marcher.
On a besoin d’investissements au niveau européen, grâce à une capacité fiscale plus consistante pour l’Union, et on a besoin d’une plus grande capacité d’investissement par les Etat-membres, grâce à un mécanisme efficace de golden rule.
Il s’agit de questions qui requièrent des décisions désormais urgentes, et j’espère sincèrement que les gouvernements européens dont le mien fait partie s’engageront ensemble pour contrebalancer le poids des gouvernements conservateurs.
François Hollande a raison quand il rappelle que « l’adversaire à battre n’est pas l’Allemagne, mais les politiques néolibérales et monétaristes ».
Mon impression, et mon espoir, est qu’en Allemagne aussi on commence à se rendre compte que les excès de l’austérité finiront par se retourner contre leurs propres entreprises, leurs propres travailleurs.
Mon impression est qu’un nouveau climat de dialogue s’installe, progressivement et prend même une voie radicalement nouvelle, notamment à la suite des élections allemandes, par effet d’un vote qui - dans nos souhaits - appelle au changement.
Enfin, laissez-moi dire quelques mots sur un sujet qui me semble primordial : la démocratie sur notre continent. A mon avis, le renforcement de la gouvernance économique, et même les mécanismes de solidarité, qui doivent, bien sûr, être renforcés et rendus opérationnels, ne devraient pas se constituer à niveau intergouvernemental, car la zone euro n’est pas une réalité en soi, une sorte d’exception, mais bien le cœur-même de l’Union européenne.
En fait, parmi ses Etats-membres, il n’y en a que deux qui ont opté pour rester hors de la zone euro (Royaume-Uni et Danemark). Tous les autres (ou une grande partie d’entre eux) ont l’intention d’adopter la monnaie unique et, par conséquent, peuvent avoir intérêt à converger dès à présent vers une politique économique coordonnée et à en soutenir les mécanismes sur lesquels elle se basera.
Il faut donc établir un lien très fort entre la gouvernance de la zone euro et les institutions communautaires, en évitant de travailler exclusivement sur la dimension intergouvernementale et en engageant notamment le Parlement européen.
Il y a quelques jours, par une intervention très importante et clairvoyante, le président Hollande a lié étroitement le thème du gouvernement économique de la zone euro à la question du renforcement de l’intégration politique (et, donc, de l’union politique de l’Europe).
Il s’agit d’un pas en avant très courageux, qui pourrait changer nettement le débat européen, permettant aux progressistes de prendre la tète de l’engagement pour l’intégration politique, et corrigeant, ainsi, la sensation que, le thème de l’unité politique de l’Europe soit entièrement dans les mains de Madame Merkel et des conservateurs.
L’une des raisons de fond de la crise européenne, du détachement progressif de milliers de citoyens de l’idéal européen et du soutien croissant aux forces populistes et eurosceptiques, réside dans le fait que l’Europe est perçue comme une technocratie lointaine, soustraite à tout contrôle démocratique, malgré l’énorme pouvoir dont elle dispose et duquel dépend le destin de nombreux Pays et la vie de millions de personnes.
Renforcer la dimension démocratique de l’Europe signifie tout d’abord accroître le poids du Parlement et rééquilibrer le rôle excessif qu’a assumé la dimension intergouvernementale. Pendant ces dernières années, les citoyens européens ont accepté d’être contraints par l’Europe d’endurer des sacrifices souvent pénibles. Ce qui paraît tout à fait inacceptable, par contre, est la sensation que ces sacrifices soient imposés non pas par un Parlement que chacun d’entre nous a contribué démocratiquement à élire, mais par des gouvernements étrangers.
C’est aussi pour cela qu’il n’y aura aucun virage des politiques européennes vers la solidarité et la croissance économique sans une véritable croissance démocratique, qui n’aille pas dans le sens d’un super-Etat, mais plutôt dans le sens d’une fédération d’Etats-nations, dotée d’une capacité fiscale propre et raisonnable, apte à faire fonctionner une subsidiarité qui valorise le rôle des pays individuels et même des institutions locales plus proches aux citoyens.
Il devrait désormais être clair à tous que le débat autour de la crainte de perte de souveraineté, qui a caractérisé la réflexion sur l’intégration européenne pendant longtemps, est un débat du passé. Hélas, les Etats-nations on déjà perdu une bonne partie de leur souveraineté, non pas à cause de l’intégration, mais bien à cause de la prédominance des marchés financiers, des agences de rating, de centres de pouvoir soustraits à tout contrôle démocratique et qui conditionnent fortement la vie des personnes et le destin de chaque Pays.
Ce n’est qu’en unissant les forces que nous pouvons chercher à regagner la souveraineté. C’est la perspective réelle et réaliste avec laquelle on doit aborder le thème de l’union politique de l’Europe, en laissant de coté toute nostalgie nationaliste mais plutôt avec une claire volonté de renforcer la démocratie et d’imposer, en même temps, les contenus politiques et sociaux du changement.
Merci.