L’Europe est en crise profonde, mais il ne faut pas se tromper de diagnostic quant à la nature du malaise, affirme Massimo D’Alema, figure de la gauche italienne et européenne. Dans un essai intitulé "Il n’y a pas que l’euro" (1), l’ancien président du Conseil italien (octobre 1998- avril 2000) et ancien ministre des Affaires étrangères se désole de la faiblesse politique de l’Union européenne. De cette faiblesse découlent, selon le président de la Fondation européenne d’études progressistes, l’anémie économique de l’Europe, son nanisme diplomatique et la régression sociale. A la veille des européennes, il en appelle à un saut vers plus d’intégration européenne, seule voie de salut de l’Union.
Si l’Union est en crise politique, c’est parce que ses membres n’ont jamais vraiment défini ce qu’elle est et ce qu’elle devrait être ?
C’est vrai. Si l’on considère ce problème, on constate que le changement s’est opéré par rapport à deux succès de l’Europe : l’élargissement et l’euro. Il aurait été nécessaire, avant de franchir ces deux étapes, de faire un saut de qualité dans l’intégration politique, dans le sens d’une fédération européenne. Si l’idée d’une monnaie sans Etat n’a pas de précédent, ce n’est pas sans raison. L’élargissement a quant à lui créé une situation ingouvernable, pas tant en raison de l’accroissement du nombre de participants, même si ce facteur n’est pas négligeable. A Quinze, nous étions animés d’un esprit commun, même quand nous n’étions pas d’accord. Les autres (les Etats membres de l’élargissement de 2004, NdlR), non. Ils considéraient l’Europe comme la garantie de la démocratie qu’ils avaient conquise, mais jugeaient plus important de devenir membres "de l’Occident". Or, l’Europe, ce n’est pas l’Occident. C’est un projet basé sur la solidarité, une économie sociale de marché, qui n’est pas le modèle américain, vers lequel sont plutôt portés les pays d’Europe centrale et orientale. S’ajoute à cela que nos institutions et notre système communs n’étaient pas assez forts. Ce qui a remplacé la force de la politique, c’est l’illusion du gouvernement des règles.
C’est l’approche allemande…
Oui, mais c’est le contraire de la politique, qui est le pouvoir de changer, de s’adapter. Quand il y a une situation de conjoncture économique défavorable, le politique peut décider que, cette année, il n’est pas pertinent de respecter la règle d’un déficit public limité à 3 % du PIB. Ou qu’il faut lancer un programme d’investissements. L’Europe est prisonnière de cette technocratie et de ce système de règles.
On accuse souvent la Commission d’être l’illustration de cette technocratie mais, dans les faits, c’est un exécutif politique, non ?
Ces dernières années, on a assisté à un glissement de pouvoir vers les Etats membres, avec le Parlement européen qui a essayé d’être un contrepoids. La Commission est devenue une dépendance du Conseil, qui était le lieu de la décision politique. Et quand on parle du Conseil, on parle du gouvernement des pays les plus forts, l’Allemagne en particulier. La France a peu à peu perdu en influence : Nicolas Sarkozy ne faisait que contresigner les décisions d’Angela Merkel.
La gauche européenne attendait beaucoup de l’élection de François Hollande, mais la France ne semble pas en mesure de porter un changement de cap européen…
La France a ouvert un débat sur l’emploi, la jeunesse, mais sans représenter un contre-pouvoir à la vision néolibérale de Merkel. Cela dit, l’équilibre politique est en train de changer. Aujourd’hui, les progressistes participent à dix-neuf gouvernements en Europe. Ça ouvre la possibilité d’un débat politique réel. Même en Allemagne. Bien sûr, Mme Merkel tient toujours la barre, mais quand elle est en coalition avec les sociaux-démocrates, ce n’est pas la même chose que quand elle gouverne avec les libéraux.
L’Europe doit devenir plus démocratique, insistez-vous. Le fait que chaque parti politique européen ait désigné son candidat pour la présidence de la Commission est un réel progrès dans cette direction ?
Que les partis politiques européens, qui étaient des rassemblements de partis nationaux, présentent un programme commun et un candidat constitue un changement politique profond. On souligne que ce sont les citoyens qui décident et on demande au Conseil européen de respecter cette décision en désignant le candidat du parti le plus fort.
Et vous pensez que les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union vont s’y tenir ?
Quand le PSE a adopté la candidature de Martin Schulz, les Premiers ministres socialistes étaient là, ils ont voté pour. Si le résultat n’est pas clair, le Conseil européen pourrait chercher un candidat de compromis. Si la volonté populaire est claire et forte, il ne pourra pas négliger ce fait politique nouveau. Et cela donnerait au président de la Commission une autorité et une visibilité pour être un vrai contrepoids au pouvoir du Conseil.
Quoi qu’il en soit, l’Europe politique fonctionnera toujours selon un système de compromis, pas de majorité-opposition…
Je pense qu’il est inévitable d’aller vers une Europe fédérale avec des majorités politiques au niveau européen, mais qui restera basée sur le principe de subsidiarité. Néanmoins, sur les matières communes, il faut clairement une majorité politique. Le fait de conserver les dépenses d’investissement dans le même panier que le déficit public, ce n’est pas une décision technique, c’est une décision politique. La conséquence, c’est que les investissements publics en Europe, qui étaient de 24 % dans les années 80, sont à 16 % aujourd’hui. Ce qui explique le chômage et l’absence de croissance. Ce n’est pas la flexibilité du travail qui crée du travail. Le résultat de cette politique de course aux bas salaires est une croissance des inégalités sociales jamais vue en Europe. Les Etats-Unis investissent dans la recherche et l’innovation, leur taux de chômage est plus bas et leur croissance plus ferme. Donc, il faut arrêter de dire qu’il n’y a pas d’alternative.
Sans intégration plus poussée, l’influence de l’Europe dans le monde va continuer à se réduire comme peau de chagrin, écrivez-vous…
Nous vivons un changement profond de la réalité mondiale. Si l’Europe se révèle incapable d’y répondre et d’effectuer un saut en avant vers l’intégration politique, elle est destinée à être marginalisée. Avant on parlait de G8, qui comptait quatre pays européens, maintenant, c’est le G20. L’Europe peut vraiment jouer un rôle central si elle est unie, avec une seule représentation au Conseil de sécurité, au FMI. Il faut des choses visibles, pas des discours.